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1 : l’ombre de Stendhal
- Quand Stendhal raconte la vie d’un certain Henry Brulard, quand Stendhal, né Henri Beyle, livre ainsi son autobiographie, il est catégorique : « l’amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires, ou plutôt la seule ».
Pourtant, l’oeuvre, cette sensation d’effleurer l’art majeur, cette certitude d’enfin transcender une misérable existence ; l’oeuvre relativise nos sentences. En marge de la Chartreuse de Parme, il notera : « aimes-tu mieux avoir eu trois femmes ou avoir fait ce roman ? ».
La troisième exaspération devrait être fatale (la première passant sans la moindre secousse interne, immédiatement absorbée par l’étrange alchimie neuronale observable lors de la découverte d’autrui et la suivante consommant le droit à l’erreur, joker qu’il vaut mieux accorder à toute personne prenant dans notre vie un minimum d’importance). Il faudrait savoir fuir. Ainsi quand Gwenaëlle échoue lamentablement à l’examen de première année Deug Lettres Modernes, un mal-être apparaissant alors disproportionné m’assombrit pour des semaines ; ce sera la même sensation cette nuit-là, quand David hausse les épaules, joue du sarcasme devant mes rapprochements stendhaliens, mon lyrisme d’éméché littéraire ; comme un tremblement de terre, un éboulement de terrain, un fossé irrémédiable s’est creusé à cet instant précis.
- J’comprends pas comment tu peux t’intéresser à des histoires pareilles. C’est même pas marrant, t’es lourd parfois. Tout le monde s’en fout d’un type clamsé y’a des centaines d’années...
J’aurais pu faire demi-tour et... et la pensée « ç’aurait été mieux pour tout le monde » me dérange, pour s’être imposée à mes réflexions, « comme marque d’un individu façonné par une époque où le poids de la culpabilité se doit encore d’écraser toute velléité à vivre le présent indépendamment du passé » (théorie de Marjorie).
Aux premières heures de ce 1er janvier 2000, de retour de Cahors, j’ai vraiment commencé à focaliser sur l’idée d’un grand canyon quasi infranchissable, grand canyon qui sépare ordinairement les êtres humains... et comme la direction du travail exigeait « du concret », je croyais enfin tenir la piste à creuser, le sujet... j’écris, persuadé d’ainsi débuter un essai socialement révolutionnaire, psychologiquement novateur, médiatiquement porteur, financièrement rentable...
La bouteille de Cointreau vidée, catégorique, j’assénais, en forçant monsieur Séchan (le seul matou du quartier ayant survécu à la demie saison de chasse) à ouvrir un oeil pour mieux entendre : ALAIN SOUCHON EST COUPABLE.
Le jour se levait... David ronflait... Son père offrait aux journalistes lotois « un fait divers symbolique et cruel », et j’essayais de croire en la transmission de pensées, qu’à cette seconde même Marjorie se réveillait, agitée par mon désir.
Lire et écrire. Supprimer toutes distractions pour vraiment lire et écrire. Ce fut ma bonne résolution juste avant que sonne le téléphone.
autocensure ! Oui autocensure en France http://www.autocensure.net
autocensure sur internet ? autocensure des journalistes en France ?
2 : jamais content
Vingt. Quelqu’un naturellement se croit fabuleusement drôle, en imitant la diction d’un présentateur télé : « le compte est bon ». Les vingt « stagiaires » arrivés, c’est l’ovation quasi générale quand Bernard proclame : ce soir Voix du Sud offre l’apéritif et un repas froid... la cession débutant officiellement vendredi : cadeau... et demain midi Francis, oui Francis Cabrel, mange dans cette même pièce, oui, à la même table. Enfin, à l’une des deux tables. Mais pas de précipitation, il sera présent chaque jour... Ce sera LA rencontre ; des yeux brillent, joie, excitation, impatience, anxiété aussi...
- Va falloir être à la hauteur...
- Tu crois qu’il va se laisser photographier ?
- J’espère qu’il nous donnera de bons conseils.
- C’est vrai qu’il va produire le meilleur ?
- J’espère qu’on va passer à la télé.
- J'ai une Fender Télécaster Us.
- Paraît qu’il est super cool.
- Les sixièmes rencontres, ou les septièmes, je me perds tout le temps dans les chiffres, et puis on s’en fout des chiffres, en tout cas c’était hyper mieux, c’était à Nantes, alors Francis forcément rentrait pas le soir chez lui, c’était hyper plus intime quoi, plus sympa, ma copine Nadine y était, une meuf hyper sympa, elle doit venir samedi prochain, elle doit bientôt signer chez Sony, moi aussi sûrement... Pour signer chez Sony on est à la bonne adresse...
- Tout le monde dit que c’est magique.
- Paraît qu’on va avoir un thème imposé.
- Un ancien m’a dit que la sacem maintenant donne une bourse si on a trois textes chantés le samedi.
- Pour moi, depuis un an, c’est extra. D’abord Goldman m’a envoyé un mot super gentil, un super encouragement...
- Quoi !, t’es pas à la sacem, et t’as été sélectionné, c’est bizarre, je croyais que c’était réservé aux sociétaires.
- Je suis sûre qu’ici, on est plusieurs, on va vraiment mettre le feu.
- J'avais envoyé une démo à Franck Jones et il m'a répondu, il m'a conseillé de postuler.
- Tu te rends compte, Jean-Jacques Goldman, Alain Souchon, Charlélie Couture, Jean-Pierre Mader sont déjà venus...
- Qu’un artiste de ce niveau s’engage vraiment dans un tel projet, c’est fabuleux, et en plus être sélectionné, c’est une formidable reconnaissance.
Elle ne participe pas non plus aux commentaires... elle a quelque chose ! un p’tit quelque chose de brouillé dans le regard, un désespoir enchanté sous un sourire inatteignable, j’ai dû lire ça quelque part, ça doit être réminiscence ou l’attraction rend lyrique !, une force et une faiblesse...
Je n’ai retenu aucun prénom, même pas le sien ! Indifférente, ailleurs... Elle fait quoi ici ?
Je fais quoi ici ?
Est-ce qu’une fille comme ça pourrait s’enticher d’un crétin ? Avoir besoin de se sentir protégée par une brute ? S’aliéner un dévoué pour percer ? Avec ce physique... mais pas avec ce regard !...
Astaffort, Lot-et-Garonne, dix kilomètres d’Agen, six cents de Paris...
Deux « ils font quoi là ?» devraient finir par se rapprocher ?... Malgré l’énorme différence ? Comment un mec pourrait ne pas espérer quelques instants d’intimité ?... et pas un quart de seconde d’attendrissement vers moi... La belle et le banal... Une chance sur mille qu’une fille comme ça vive seule...
Approcher. Lui parler. Lui parler de quoi ? Comment aborder une fille comme ça ? Je faisais comment avant ? A force de vivre loin des humains, même ça, aborder quelqu’un, devient un vrai casse-tête !
Demander : tu es auteur, compositrice ou interprète ? La question sûrement la plus posée. Les auteurs, les compositeurs ont besoin de voix... les interprètes sont rois... et je n’ai qu’un stylo bic ! Enfin, si on peut se prétendre auteur avec cinq textes ! Elle est donc chanteuse ?! ou « magnétisme naturel »...
Manger près d’elle en me faufilant ?...
Fallait pas rêver... ils ne l’ont pas lâchée, les connards. Et je me sens à la plus mauvais place : même rangée mais séparé par quatre sièges. Même pas possible de la regarder. Et impossible de l’entendre dans ce brouhaha...
J’essaye, malgré tout, de ne pas paraître trop sauvage, m’intéresse, un peu, à ces gens à première vue enthousiastes d’être là, ces « inconnus peut-être plus pour longtemps » avec qui je vais devoir vivre neuf jours.
Je me revois en short, à douze ans, le foot comme école de vie, me révélait l’essentiel : la vie en groupe est insupportable, tellement elle privilégie la médiocrité. Oui, depuis je n’ai finalement fait que ça : fuir la masse. Je dois pourtant rester : j’ai payé pour être là ! Et même 2500 francs ! Et pour brouter de la merde le premier soir, même servie par le frère d’une vedette de la télé...
Si Cabrel mange avec nous demain, au moins ce sera meilleur... il n’ingurgite quand même pas ça !... Un repas froid !... Charcuterie de super-marché, salami, saucisson, cornichons mous... Comme il faut bien parfois parler... mon commentaire culinaire suscite moues, haussements d’épaules et visages détournés. Quoi !... On a beau être pauvre, on a ses exigences ! Tandis qu’au-dessus du brouhaha survole un : je serais venue à pied pour voir Francis. Ah !, normal que je l’entende : la speakerine de presque en face. La speakerine, quand on ignore un prénom, après quelques verres, son air de parisienne prétentieuse aurait pu provoquer un repère encore moins littéraire...
Elle est sortie, je m’éternise ; paralysé par la crainte des remarques... cette même crainte les a retenus ? Ou pour eux le plus important se joue dans cette pièce : il faut gagner le premier round, briller, séduire les représentants rue du Plaplier du divin créateur... non elle n’est pas partie aux toilettes, elle serait déjà rentrée... Si je l’avais suivie qu’aurais-je dit ? Je me sens minable, incapable, incapable de trouver les mots justes...
Mon désarroi transparaît ? Mes voisins sont donc des « civilisés », savent discourir, faire rire... m’ignorent... 2500 francs, « l’argent de complément » d’au moins six mois... J’en fais une fixation... J’en veux déjà à Cabrel. Je bois, du mauvais vin, du Donzac, qu’en pensées, naturellement uniquement en pensées, je qualifie déjà d’Appellation Golfech Certifiée, en référence à la centrale nucléaire voisine. Je bois, submergé d’un profond dégoût à mon égard. Pourtant, un sourire, quand Chateaubriand me traverse l’esprit « J’aurais vendu l’éternité pour une de ses caresses ». Je bois, en pensant « par ironie ». Il nous reste toujours « l’option poivrot », bousiller les idées jusqu’à trans-former la réalité. J’en veux à Cabrel. Sauveur de la chanson ! Tu parles ! Arnaque !... j’écoute et s’impose ce leitmotiv, « arnaque, arnaque, je suis tombé dans une arnaque, je me suis fait couillonner... »
A l’autre table, appliquant sûrement le principe « quand un chanteur rencontre un autre chanteur, ils chantent autant qu’ils picolent », les guitares sont gratouillées et le répertoire local est entrecoupé de textes aussi insipides, créations, fiertés de ces « inconnus ».
« Les rencontres coûtent plus de 350 000 francs, le budget n’est pas encore bouclé, il manque encore une subvention. »
Sauveur de la chanson avec des subventions ! et je l’avais cru mécène !... tout le monde en dehors du milieu doit l’imaginer bienfaiteur d’Astaffort... Achetez du Cabrel, monsieur C., l’homme différent, la star providentielle se consacre aux débutants...
Quelques mots de notre Gallois préféré qui montre le chemin (à qui le tour ?) en démontrant qu’un artiste de renom peut s’intéresser à de jeunes auteurs...
L’éditorial du Journ’halle, la note d’information Voix du Sud, me revient... ma première réaction avait été : c’est le fils d’immigrés italiens pas gallois, bon ils veulent sûrement dire gaulois en référence à sa moustache... mais j’avais gobé, j’aurais pu réciter cette accroche comme un vulgaire béni-oui-oui, colporter la réussite du coup d’état marketing... « Trois cent soixante-dix mensonges font une vérité » a écrit Aldous Huxley dans le meilleur des mondes ; ils nous prennent vraiment pour des pions... ; là pour renvoyer l’image d’un Cabrel généreux, humain... tout en évitant de critiquer Didier Barbelivien, son frère étant un fidèle des rencontres, et garde du corps du Cabrelissime en tournée – qui a dit ça ? qui l’a répété, je ne sais déjà plus...
Les visages se brouillent, je préfère me taire. Ils doivent me croire bizarre, renfermé, boudeur, perturbé, sans intérêt... peu importe finalement... Me taire, écouter... tout peut servir... je suis dans un endroit « secret », je vais vivre ce qu’auront vécu un nombre restreint de crétins, un nombre infinitésimal de types bien dans ce siècle, donc observer est une qualité rarement vue ici !...
Mes co-locataires m’appellent ! Je finis un dernier verre (en pensant : demain les bouteilles seront sûrement comptées... des bouteilles à dix balles... j’arriverai jamais à en vider 250...). Chambre numéro cinq, deux sur-un-nuage... ça va être les plus beaux jours de notre vie... (mon cerveau traduit : qui leur a proclamé, ça va être...)
Sur-un-nuage : Christophe est super super content... tout se passe super super bien. Je lui balbutie : tu as des cheveux comme les avait Cabrel à ses débuts. Cette remarque n’a naturellement aucun rapport avec ses précédents propos. On lui a déjà signalé, et c’est bon signe, tu trouves pas... J’enchaîne :
J’ai les cheveux longs comme les avait Cabrel
Au temps où i chantait Chandelle
J’ai le même pantalon
Comme vous l’voyez beaucoup trop long
I tombe sur mes galoches
Ça fait nouveau Gavroche
J’ai fait du baloche
On disait il est pas moche
- Tu devrais dormir...
J’insiste :
Je le jure sur mes premières fan’connasses
Vous me verrez jamais cravate grand-père
Jamais je ne couperai ma tignasse
Jamais je ne serai adjoint au maire
Près d’une centrale nucléaire
- T’aurais pas dû forcer sur le pinard. Et pour tes informations, Francis Cabrel il est pas adjoint, il est maire d’Astaffort.
Oui, dormir, demain les choses sérieuses commencent... Pas d’illusion, trop canon, trop diva, trop rêveuse, sûrement trop exigeante, trop bien pour toi qui n’es même pas chanteur... au moins rêver une nuit que si rien n’est certain tout reste possible... le rêve est finalement aussi réel que le souvenir, alors pourquoi s’en priver...
Mais comment dormir ? De plus en ignorant son prénom ! Même pas un prénom à répéter en...
Quand j’ai le blues je fais le douze : t’as vraiment rien compris Cabreléon... Le blues ne conduit qu’à la frustration, c’est en cas d’espoir, d’excitation, qu’il est positif de vibrer ainsi...
Cabrel. Penser à Cabrel pour éviter une nuit blanche ? Cabréleporifique...
Gwenaëlle m’avait traîné au concert de son idole. C’était en 1992, à Liévin, je n’avais pas pu m’empêcher de conclure : il bouge autant que Tino Rossi mais avec sa voix, il serait mieux en animateur de supérettes (parfois je me lâchais, le fond devait donc être impertinent même si la cravate nouait aussi les idées)...
Je ne l’avais pas encore vu « en vrai » et déjà je lui en voulais... j’essayais d’en découvrir la véritable cause – quitte à ne pas dormir !
J’avais « longtemps », quelques mois, fredonné une de ses bluettes :
J’ai besoin de toi pour vivre, c’est une question d’équilibre...
Gwenaëlle était alors ravie. A la même époque des milliers de couples devaient jouer cette scène... Conditionnement...
Je lui en veux simplement parce qu’il est « lié » à Gwenaëlle ?
J’avais son visage, pas Gwenaëlle, mais Elle, je ne pouvais la nommer autrement qu’Elle, je ne la nommais d’ailleurs pas, la voyais ; j’avais ses traits dans le cerveau et comprenais toute l’absurdité de cette ritournelle : quand l’autre est « une question d’équilibre » il est une prison ; un tel couple est voué à la séparation quand s’évapore le nuage de l’illusion d’équilibre... ou à l’écrasement du trop piégé. Les Cabrel subissent quelle option ?
La question me semblait la seule réellement intéressante à lui poser... puisque vendredi est un grand jour ! De 14 à 17 heures le maître sera à votre disposition... bande de petits veinards...
J’ignorais alors croiser Mariette le « samedi du spectacle de clôture », je l’imaginais dans les années 70, muse inspirant « question d’équilibre » après « je l’aime à mourir », et revoyais son glorieux mari déclarant à la télévision une flamme éternelle... comme tout ça sonne faux... un couple cimenté par quoi ? la réussite sociale ? les enfants ? une rupture serait catastrophique pour l’auréole romantique du gnangnanteux... elle doit le tenir ainsi !...
Il attend que leurs filles soient dans « la vie active » pour se barrer ?
Il préfère multiplier les amantes que réfléchir sur l’amour ?...V
Je m’en fous de leur vie après tout ! et Cabrel n’est pas le seul à baver de la variété avariée...
Je souriais, mes hémisphères avinés fredonnaient :
La vie ne m’apprend rien... Ça ne change pas un homme... Qu’on me donne l’envie... La vie commence à 60 ans...
Au royaume des médiocres, je serai peut-être le borgne !... et Tu seras mon égérie !
Ton visage, ton regard, ton corps ! il n’y a que cela d’im-portant ! Oh Lorelei !
Même Jean-Paul Sartre a compris les limites de l’existen-tialisme :
« La patrie, l'honneur, la liberté, il n'y a rien : l'univers tourne autour d'une paire de fesses, c'est tout... »
Comme il est reposant de pouvoir utiliser des citations ! D’avoir ainsi ses pensées légitimées !... Tout se brouillait de plus en plus ...
Je suis perturbé mais je me sens bien !... impossible de dormir mais je me sens bien !
Quelqu’un venait de m’émouvoir ! Trente-sept mois avaient donc suffi pour que la vie redevienne « une histoire de rencontres ».
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