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Système D comme d'écrivains Les premières répliques de l'acte 1
Acte 1
Jean-Paul, Françoise, Georges. Puis Thomas et Victor.
Chez Jean-Paul, la pièce principale : salon / salle à manger. Un canapé. Une table. Des chaises.
Quelques livres dispersés. Au mur, encadrée, une feuille rose 21*29,7 où il est griffonné au marqueur rouge : « A Jean-Paul, en signe d’amitié » et une signature illisible.
Trois portes : la première conduit à la cuisine, aux toilettes, à la salle de bains, la deuxième donne sur l’escalier vers les chambres, la troisième étant la porte d’entrée.
Jean-Paul, Françoise et Georges à table, durant l’apéritif (on sent plusieurs verres déjà vidés).
Jean-Paul : - Vous savez pourquoi il a pris un pseudonyme ?
Françoise : - Un pseudo, ça donne un genre.
Georges : - C’est simple : il se croit si grand, alors Petit sur la couverture brisait sa communication.
Françoise : - Petit, pourtant ça lui collait parfaitement à la peau, à son niveau !
Jean-Paul : - Oh Françoise ! Même moi je n’aurais pas osé.
Françoise : - Allez, après avoir supporté toute une journée comme voisin sa sainteté le plus jeune d’entre nous, explique-nous pourquoi il édite désormais ses (avec emphase) « œuvres » sous pseudo.
Jean-Paul : - Un peu de vos suggestions, naturellement, on le sait tous, mais il m’a confié la raison principale.
Françoise : - Et tu l’as cru ?
Jean-Paul : - Évidemment, il ne s’agit pas d’une vérité intangible, mais en ce samedi il voulait propager cette version.
Françoise : - Donc, comme tout chez lui, c’est du préfabriqué, de la mise en scène.
Jean-Paul : - Sur ce point, ne lui donnons pas totalement tort, n’oublie pas la manière dont Jean Cocteau définissait le roman, (en appuyant fortement :) un mensonge qui dit la vérité.
Georges : - Mais s’il était romancier, ça se saurait. Il n’a ni sève ni saveur.
Jean-Paul : - Joli… J’ai également entendu l’expression un matin sur France-Inter. (moue de Georges à cette précision)
Françoise : - Je suis quand même parvenue à atteindre la page 52 de son premier roman… Vous pourriez m’applaudir !
Georges : - Tu n’as quand même pas acheté son bouquin !… Alors que tu n’achètes jamais les miens !
Françoise : - Bin si !… Certes sans illusion littéraire… Je suis naïve peut-être, je pensais qu’en contrepartie il parlerait de moi sur Internet.
Georges : - Et il a encaissé ton blé, en liquide forcément, je connais l’oiseau. Et sur ses sites la terre tourne autour de lui, il essaye de se faire passer pour un véritable écrivain.
Françoise : - Multi-facettes !
Georges : - Fossettes, multi-fossettes (personne ne prêtant attention à sa remarque, nouvelle moue de déception).
Jean-Paul : - En fait, il s’essaye un peu à tout, après la poésie, les nouvelles, la chanson, je n’ose dire, vu le niveau, le roman, monsieur nous annonce ses ambitions théâtrales ! Il est plus à plaindre qu’à moquer ! Ça doit être terrible, d’être nul en tout ! Le cercle de l’échec perpétuel.
Françoise : - Tu devrais te lancer dans la critique littéraire !
Jean-Paul : - Je l’ai été… Dans ma jeunesse… Après avoir arrêté l’enseignement. Mais j’en ai eu vite marre d’écrire de bons articles sur de mauvais livres. Tellement de bouquins et si peu d’écrivains.
Georges : - Comme Françoise avec l’autre, tu espérais le renvoi d’ascenseur !
Françoise : - C’est notre maladie ça, on rêve !
Georges : - Moi j’ai compris depuis longtemps : j’ai aussi aidé les copains mais à chaque fois je passais pour un con. C’est triste mais c’est chacun pour soi dans ce milieu ! On est des loups !
Françoise : - On le sait, tu as pompé trois sites Internet pour écrire ton dernier livre et désormais tu arbores le badge du spécialiste du loup ! Encore un effort et tu seras invité à la télé ! Prépare ton déguisement !
Georges : - Je ne dirai plus rien. À chaque confidence, ça me retombe sur le coin de la gueule ! Mais merde, au prix où je suis payé, je ne vais quand même pas partir quinze jours en Autriche observer des loups ! Eh puis merde ! Tout le monde fait comme ça dans le documentaire ! Surtout pour enfants ! Y’a pas que l’autre cinglé qui sache utiliser Internet !
Françoise : - Reverse-lui un verre, sinon il risque de se métamorphoser et nous dévorer (Jean-Paul ressert un apéritif, ils trinquent).
Jean-Paul : - Ça ne vous intéresse donc pas, pourquoi il convient de cesser de l’appeler Petit, notre futur partenaire de belote ?
Françoise, en souriant : - Si si, naturellement, c’est passionnant d’avance, dépêche-toi avant son arrivée, c’est une information essentielle. (fredonne, à la Michel Sardou :) Ne m’appelez plus jamais Petit, c’est ma dernière volonté…
Jean-Paul : - Ah ! Françoise ! Est-ce que moi je lui en veux de son acrostiche disons déplacé ?
Françoise : - Il s’est même essayé aux acrostiches ! Mais toi… dès qu’un mec est plus jeune que toi, tu t’enflammes.
Jean-Paul : - Je m’enflamme, je m’enflamme… Nettement moins qu’avant… Même pour ça je vieillis… 50 ans, c’est bien un changement d’époque, on le sent bien que plus rien ne sera comme avant, qu’on entre dans autre chose.
Georges : - Tout plutôt que la vieillesse ! Embraye, raconte-nous le pseudo… Le pseudo, le pseudo (se met à chantonner), le pseudo, le pseudo… (accompagné par Françoise au troisième, sur l’air télévisuel du « le million, le million »)
Jean-Paul : - Puisqu’à l’onanismité (Françoise reprenait une gorgée, elle la recrache, Georges éclate de rire) Quelque chose m’échappe.
Françoise : - C’est nerveux, laisse ça va passer.
Georges : - Oui, ça ne dure qu’un temps, ces choses-là.
Jean-Paul : - Parfois, je décroche.
Françoise, en souriant : - Tu peux l’exprimer ainsi.
Jean-Paul : - Puisqu’à l’unanimité donc. Même si ça réveille chez vous sûrement de vieux souvenirs.
Françoise, en souriant : - Pas si vieux.
Jean-Paul : - Promettez de ne pas lui rapporter mon choix de vous épargner ses arguments alors déclamés comme les émanations d’un maître incontesté.
Françoise : - Tu nous connais.
Georges : - Embraye, de toute manière, il ne doit pas nourrir d’illusions sur notre estime, même littéraire.
Jean-Paul : - Détrompe-toi ! Il semble persuadé d’être le meilleur d’entre nous et qu’on le considère même ainsi.
Françoise : - Ça me rappelle quelqu’un, « le meilleur d’entre nous. »
Jean-Paul : - Mais que devient-il ce… Ah !… J’ai son nom sur le bout de la langue.
Georges : - Tant que c’est que le nom.
Jean-Paul : - Comme quoi il m’a nettement moins marqué que ce cher et si romantique Charlus…
Georges, chantonne : - Le million. Le pseudo, le pseudo…
Jean-Paul : - Donc ? Selon notre brave collègue, la lettre P étant déjà occupée par Proust, il lui en fallait une où il pourrait trôner pour des siècles et des siècles.
Françoise : - C’était une boutade, quand même ! Faut être réaliste parfois !
Jean-Paul : - Tu sais, il a nettement plus d’orgueil que d’humour, ce petit zozo.
Georges : - À la lettre T, il doit bien y en avoir tout un wagon devant lui.
Françoise : - Tu veux dire que même le train, à chaque Tchou Tchou, s’inscrit plus dans la littérature que lui ?
Jean-Paul, en riant : - Oh Françoise ! Tchou Tchou ! Tu devrais écrire du théâtre !
Françoise : - Mais j’en ai écrit. Trois pièces même.
Jean-Paul : - Ah ! (il joue l’intéressé) Et elles ont été représentées ?
Françoise : - Pas encore. J’espère bien qu’un jour. J’avais un contact au Québec…
Georges : - Mais il a pris froid !
Jean-Paul : - Moi je n’en écris plus, j’ai peut-être tort, puisque ma tragicomédie diffusée sur France-Culture avait obtenu d’excellentes critiques. Mais on ne me demande rien… Sinon j’ai des idées…
Françoise : - J’aurais aimé ton avis de professionnel sur mon théâtre.
Jean-Paul : - Il faut le publier… Ou la prochaine fois, apporte-moi en une copie, dédicacée « à Jean-Paul avec mon admiration. »
Françoise : - La tentation de Ouaga… Le modeste et néanmoins peut-être génial bouquin orange, échangé l’année dernière contre ton roman, c’était ma troisième pièce…
Jean-Paul, gêné : - Françoise… (on le sent réfléchir) Je vais te l’avouer. J’avais un copain, un petit jeune, un apprenti maçon avec des muscles, mignon et tout. Je ne t’en ai jamais parlé, ce fut une histoire éphémère. Le soir même de notre échange, je m’en souviens comme si c’était hier, le ciel était d’un bleu à réveiller les tulipes ; il a ouvert ton opuscule, il devait sentir le génie.
Françoise, en souriant : - Je redoutais une rime !
Georges : - Des rimes et des lapsus.
Françoise : - Le génie se sentait dans la pièce… Tu veux dire ?
Jean-Paul : - Je me souviens très bien, il m’a murmuré, enfin pas vraiment murmuré, il était plutôt viril, en tout, ah !, je revois encore sa petite frimousse, son petit sourire coquin quand il m’a aboyé, presque déclamé « Ça a l’air super, vraiment super. Ah ouais ! Je peux te l’emprunter ? » (Françoise et Georges l’observent en souriant, parfois se lancent un signe de connivence, persuadés qu’il invente) Naturellement, vous me connaissez, je ne pouvais pas réfréner sa soif de culture. Il m’avait promis de me le ramener la semaine suivante, car moi également j’étais impatient de te lire, et le petit scélérat, il ne me l’a jamais rendu.
Françoise : - En conclusion, mon avenir se situe du côté du théâtre ouvrier ?
Georges : - Histoire plausible. Mais ton maçon, il n’avait pas plutôt emporté son pavé orange car il correspondait exactement à la taille de la brique dont il avait besoin ?
Jean-Paul : - Voyons, Georges, quel préjugé de classe (se tournant vers Françoise :) Au fait, tu as apprécié mes… Nouvelles ?
Françoise, sourit, un peu gênée à son tour : - Une copine me les a empruntées à long terme ! Je plaisante, de toute manière connaissant ma vie sexuelle, tu ne me croirais sûrement pas…
Georges : - Jure sur la tête de l’autre !
Françoise : - Mais c’est terrible, je n’ai plus le temps de lire, j’écris durant les congés, et le reste du temps, le soir je suis crevée, j’aspire au vendredi, et quand il arrive, ah ! Mais il me faut maintenant tout un week-end pour récupérer… Je suis épuisée, et trop vieille pour ce boulot. Oui, à 50 ans, on n’a plus la force d’affronter des hordes de gamins. Chaque cours est devenu un combat…
Georges : - Tu ne vas pas t’y mettre aussi. J’ai 57 ans !
Françoise : - Ne compare pas : tu es en pré-retraite et moi je vais au bahut la peur au ventre.
Jean-Paul : - Je te l’ai toujours conseillé, tu aurais dû suivre mon exemple. Enseigner, ça te bouffe la vie, c’est un rythme incompatible avec la création. Je ne regrette nullement mes sept années d’enseignement mais c’était amplement suffisant.
Françoise : - Déjà que je n’arrive pas à vivre avec un salaire, alors, le Rmi...
Jean-Paul : - Je suis certain, même financièrement, je m’en sortirais pas mieux avec un salaire. Tu vois, le Rmi, ça laisse vachement de temps. Et parfois, tu le sais, j’anime un atelier d’écriture.
Georges : - Avec tes acrostiches en plus, tu dois être le plus riche d’entre nous.
Françoise : - Mais je n’ai aucun talent pour les acrostiches.
Jean-Paul : - Oh, ne te moque pas de moi, ça me prend dix minutes et ça me rapporte un deuxième Rmi par mois.
Georges : - T’es donc payé 24 mois ! Plus les ateliers d’écriture, 36 !
Françoise : - Et comme tu as toujours, je suppose, ton copain de la direction des impôts, tu es tranquille.
Jean-Paul : - Parfois il faut payer de sa personne… Mais ce n’est pas désagréable. Ah ! Ce brave Claudio… Il n’est plus tout jeune, et il perd parfois son temps avec des midinettes… Mais il a un p’tit quelque chose.
Françoise : - Je crois deviner où.
Georges : - Tu vas aborder l’autofiction ?
Françoise : - L’autofiction pour moi, depuis des années, ce serait plutôt du genre les pensées de Pascal, rester dans une chambre et n’attendre rien ni personne, méditer.
Georges : - Chercher l’inspiration devant la télé !
Françoise : - Non, Georges ! Pour ma légende, il faut marteler, marteler « méditer. » On ne sait jamais, Jean-Paul écrira peut-être bientôt ma biographie… Oh oh, Jean-Paul, tu es encore avec nous ? (depuis qu’il ne participe plus à la conversation, il semble dans… des pensées)
Jean-Paul : - Je vais vous laisser causer télé (il se lève). Sur ce sujet, je ne suis plus à la page.
Françoise : - Fais comme chez toi, Jean-Paul…
Jean-Paul sort (porte cuisine / toilettes).
- Extrait de "Système D comme d'écrivains". Toutes les infos sur la pièce et son édition en avril 2021.
la page du versant théâtre.
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