|
|
Chapitre 1 Ternoise 2021
I – 3049
L’argument de la légitimité historique, rabâché par les lèche-bottes, m’a toujours semblé ridicule. Celui d’une récompense de la vertu déclenche forcément une moue dubitative. Vous l’avez déjà vue fonctionner dans la sphère politique, la balance d’une justice humaine ? Il peut néanmoins apparaître recevable, faute de mieux, si l’on considère la disparition de l’électricité impossible par la simple expérience d’un scientifique mais dans ce cas, pourquoi une telle attente, des décennies de drames entre le black-out et la chute du dernier des Auréliens ? Aucune vocation ni ambition à diriger le pays ne m’a jamais traversé l’esprit. J’étais un littéraire, si ce terme conserve un sens quand toute la littérature reste inaccessible. J’étais là à l’instant crucial, les événements m’ont porté et j’ai fait ce que je devais faire, tout simplement. Le reste, nous manquons d’éléments pour conclure. À la lecture de ce témoignage chacun tranchera en son âme et conscience. Mais naturellement, publiquement, un homme d’État masque ses doutes, écarte les polémiques, sourit des bassesses sans réelles conséquences. Mais doit parfois sévir. Ici comme ailleurs. Maintenant comme avant.
Ma succession s’installe, s’habitue. Le vieil homme, le père de la nation, selon les courtisans, s’éloigne. Non, non, chère héritière, méfiez-vous des tentations, rejetez toute idée de confiscation du pouvoir par une nouvelle dynastie. La France peut redémarrer dans cette nouvelle donne. Plus personne n’espère le miracle d’une réapparition de l’électricité. D’après les analyses les plus crédibles nous vivons "un peu" comme en 1800, même au niveau de "l’espérance de vie", sur une planète certes dévastée, un chaudron, mais un territoire fertile. Cultiver des ananas, des mangues et des bananes releva longtemps du domaine de l’humour des lanceurs d’alertes du réchauffement climatique. Chers ancêtres, si vous saviez !
Mille ans d’oppositions, de luttes, s’achèvent. Les racines de ce dernier duel contre le despote décidé à « enfin exterminer totalement » notre famille, furent un sujet d’études durant dix siècles. Même si de nombreux épisodes figuraient aux rayons des "hypothèses sans preuves", donc classés en "consultations nocives". Tout a débuté dans cette région à laquelle nous sommes restés fidèles, alors connue sous l’appellation du Quercy, zone de Cahors, département du Lot. Le château de Mercuès est logiquement devenu ma maison de quasi retraite. Même s’il me faudra bien parfois poser la plume et retourner à l’Élysée. Oui, je suis un privilégié disposant du plus somptueux patrimoine national, et pouvant même puiser dans la réserve de papier et stylos pour ces mémoires.
Cette improbable, impensable victoire, a nécessité une sorte de trahison des miens, de notre devise, « fuir si nécessaire, ne jamais verser le sang. » Mille ans sans appliquer la loi du talion à laquelle nous encourageaient nos amis. C’est peut-être la principale raison de cette réussite, les barrières de sécurité franchies, malgré ma véritable identité démasquée, notre empereur s’amusait de ma naïveté, de ma prétention à dialoguer. Lundi 23 juin 3000, mon grand oncle Grégoire s’était bien rendu au palais avec cette même idée d’une explication possible et son grand-père, malgré le chaos, s’empressa de le liquider.
Nous avions nos maximes de références auxquelles chaque enfant était initié, « nos autoproclamés ennemis se trompent, nous pouvons œuvrer ensemble, pour le bien du pays, dans le respect de nos différences... » Nous avions notre tradition orale, notre discipline d’instruction, quand 99,9% de nos contemporains se satisfaisaient d’accéder, en une pensée, aux informations classées dans les immenses mémoires numériques. Certes, à quelques secondes d’avoir la gorge tranchée, la lame devant les yeux, ma main ne s’est pas levée, la ruse suffit. Mais quand même, je ne suis pas fier. Même si je devais le faire. C’était lui ou nous, et pour le pays l’aggravation du totalitarisme sanguinaire ou la tentative harmonieuse.
Les derniers humains avec des souvenirs du monde d’avant s’éteignent, leurs propos relèvent désormais de l’anecdotique tant le vieillissement se traduit, le plus souvent, par une immense confusion où des anecdotes d’enfance accaparent l’attention sans capacité de hiérarchiser la portée des événements. Cette sénilité me guette. La vieillesse redevient un naufrage. Il existait des médicaments, des traitements, contre l’alzheimer, le cancer, les migraines, les oedèmes, l’hypertension, les ulcères, le moindre bobo. Tout est à redécouvrir. Il existait même des correcteurs d’orthographe pour automatiquement rectifier quand tu écrivais ailzeimeur. Durant trois décennies, j’ai essayé de comprendre, recueillir le maximum de données fiables, mon déguisement en descendant d’un éminent journaliste inféodé, pléonasme dirais-je dans cette époque soumise, m’ayant permis de recréer et présider l’Académie française. Tous nous avons raconté mais pour la nouvelle génération l’électricité relève d’une légende. Comment expliquer un tel phénomène aux adolescents sans expérience de ses effets magiques ? C’est de la comédie fantastique ! Les innombrables vestiges témoignent certes de "quelque chose d’autre" mais comment un gamin pourrait concevoir qu’un tas de ferraille volait comme un oiseau, avec des milliers de passagers dans sa carcasse ? Un conte à dormir debout !
Je suis un vieillard, respecté, vénéré parfois, pour être parvenu à « libérer le pays de l’oppression des Auréliens », mes premières mesures, ma volonté de redonner un sens à la démocratie représentative, sont appréciées mais déjà des voix s’élèvent pour réclamer « plus de libertés, plus de progrès… » Et le droit à la propriété individuelle, la notion de droit d’utiliser ne convenant pas aux ambitieux désireux d’amasser… Il faudrait un capital pour investir, lancer des projets d’envergure… Des groupuscules se forment, fomentent un coup d’État « pour déloger les privilégiés. » Une police s’est réorganisée, à l’ancienne, avec des indicateurs, des baffes dans la tronche aux suspects silencieux, les difficultés d’un tel procédé rudimentaire. Je ne vais quand même pas regretter le temps où il suffisait d’un code pour accéder à l’ensemble des actes, paroles et choses vues d’un individu depuis l’âge de sept ans ! « Croire en leurs ampoules sœurs du soleil, leur miraculeuse Lumière, c’est croire au Père Noël, une fable pour amuser les enfants, nous détourner des véritables préoccupations, nous cacher les grands secrets. Nous voulons la vérité… » déclamait récemment, juché sur une estrade, un imberbe chevelu candidat à la fonction de député, sous les acclamations d’une centaine de convaincus.
Vous venez de lire une page du roman 2021 de Ternoise.
Plus d'infos et achat : 2999 - 3049 dystopie.
Cette page est issue du roman 2021 de Ternoise 2999-3045 (dystopie).
|
|